À la fin de la dernière année, Statistique Canada a publié de nouveaux chiffres sur les principales causes de décès au pays. Selon les données de 2007, le rapport montre que le cancer et la maladie du cœur étaient les principales causes de décès chez les Canadiens, étant responsables d’un peu plus de la moitié (51 p. 100) des 235 217 décès survenus cette année-là.
Le cancer comptait pour 30 p. 100 des décès et la maladie du cœur, pour 22 p. 100. L’accident vasculaire cérébral, en troisième place, comptait pour 6 p. 100. La proportion de décès attribuables au cancer est légèrement en hausse depuis 2000 tandis que les maladies du cœur et les accidents vasculaires cérébraux diminuent.
Le cancer est la principale cause de décès chez les personnes âgées de 35 à 74 ans, tandis que la maladie du cœur prédomine chez les 85 ans et plus. La proportion de décès liés au cancer atteint son plus haut niveau chez les personnes âgées de 55 à 64 ans, où il compte pour presque la moitié (48 p. 100) des décès. Par contre, la proportion de décès dus à la maladie du cœur augmente parallèlement au vieillissement de la population.
La situation qui prévaut au Canada semble inhabituelle. Dans la plupart des pays, la maladie du cœur continue d’être la principale cause de décès. En l’occurrence, en 2007 aux États-Unis, 25 p. 100 des décès étaient attribuables à la maladie du cœur tandis que le cancer était responsable de 23 p. 100.
Les taux de mortalité de la maladie du cœur diminuent depuis un certain temps et cela témoigne des progrès scientifiques et techniques réalisés dans plusieurs secteurs de soins. En fait, la maladie du cœur est de moins en moins une maladie aiguë à laquelle on survit qu’une maladie chronique qui doit être traitée durant toute la vie des patients.
À la lumière de ces faits, le bulletin The Beat a entrepris une série d’entrevues avec certains membres de la haute direction de l’Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa afin d’analyser les implications des données de Statistique Canada. Que signifient ces chiffres pour le patient et pour les intervenants en médecine cardiovasculaire sur le plan des soins, de l’éducation et de la recherche, en particulier à court terme pour les cinq prochaines années?
Leurs réponses évoquent le paysage changeant, passé et futur, du traitement de la maladie cardiovasculaire au pays. Ce qui ressort clairement, c’est qu’on a fait des progrès remarquables, mais que malgré les chiffres, il reste encore beaucoup de travail à faire. Voici ce qu’ils avaient à dire :
Des décennies de progrès
« La tendance à la baisse de la maladie cardiovasculaire dans notre société suit son cours depuis longtemps, et en vieillissant, les gens sont plus susceptibles d’être atteints de cancer que par le passé, quand les gens mourraient à un plus jeune âge », explique le Dr James Robblee.
« Les approches de prévention de la maladie du cœur qui ont vu le jour au cours des dernières décennies – abandon du tabac, meilleure connaissance du rôle des lipides, meilleure gestion de l’hypertension et du diabète – et les progrès en chirurgie cardiaque ont tous contribué à réduire la mortalité due à la maladie cardiovasculaire. Je pense que ce que nous voyons, c’est l’énorme succès de la prévention et des traitements pour accroître la survie des gens qui, autrement, seraient morts en raison d’une maladie du cœur », poursuit-il.
« La maladie du cœur est grandement évitable et les principaux facteurs de risque liés au mode de vie qui peuvent la prévenir ont été identifiés, souligne le Dr Robert Roberts. Si vous maîtrisez votre tension artérielle, si vous surveillez votre taux de cholestérol, si vous faites de l’exercice et si vous ne fumez pas, nous avons prouvé de façon répétée dans des essais cliniques que 30 à 40 p. 100 des maladies du cœur pouvaient être évitées, uniquement en tenant compte de ces facteurs. »
Il ajoute que les 50 dernières années ont donné lieu à des avancées phénoménales dans le traitement de la maladie du cœur. Par exemple, « dans les années 1960, le taux de mortalité par crise cardiaque était de 30 à 40 p. 100. Aujourd’hui, si vous êtes conduit à temps à l’Institut de cardiologie, le taux de mortalité est de 4 p. 100 ».
« Ce déclin des taux de mortalité est attribuable à nos programmes de pointe comme notre protocole d’intervention STEMI en cas de crise cardiaque, explique Mme Heather Sherrard. La diminution brute des taux de mortalité par crise cardiaque est aussi le résultat de l’adoption de pratiques exemplaires ainsi que de solides programmes de prévention et de réadaptation. » Le Dr Robblee attribue également la chute des taux de mortalité par maladie du cœur à l’amélioration des procédures de soins intensifs et à l’utilisation accrue des défibrillateurs cardiaques chez les patients atteints d’insuffisance cardiaque congestive.
Parallèlement à la réduction de la morbidité et de la mortalité liées à la maladie cardiovasculaire, on souligne le fait que « dans l’ensemble, les taux de mortalité par cancers, à quelques exceptions près, n’ont pas beaucoup changé au cours du dernier siècle », explique le Dr Andrew Pipe. Cette disparité dans l’évolution fait en sorte que le cancer devient la principale cause de mortalité au Canada.
Une population de patients qui change
« Nous avons fait des progrès énormes en médecine cardiovasculaire comparativement au cancer, mais il est important de rappeler que chaque année au Canada, plus de 50 000 personnes meurent encore d’une maladie cardiovasculaire », souligne le Dr Terrence Ruddy.
Selon Mme Sherrard, le vieillissement de la population canadienne constitue un défi majeur du traitement de la maladie du cœur pour les années à venir. « Les gens survivent à toutes sortes de maladies, de sorte que notre cohorte de patients vieillit et que nous devons beaucoup travailler avec des gens qui n’ont pas bénéficié de l’émergence des stratégies de prévention de la maladie du cœur. Tandis que le nombre brut de crises cardiaques chute, par exemple, il y a davantage de personnes plus âgées beaucoup plus malades. »
Aujourd’hui, les patients que les médecins voient sont plus malades que dans le passé, car « auparavant, ils ne subissaient tout simplement pas d’intervention chirurgicale cardiaque; soit ils mourraient avant, soit ils étaient jugés trop malades pour être opérés », explique le Dr Robblee.
Les percées chirurgicales et les autres avancées ont permis aux médecins d’envisager la chirurgie pour des patients beaucoup plus âgés que par le passé, explique le Dr Mesana. « Nous avons certainement un taux de mortalité plus faible aujourd’hui qu’il y a quelques années à peine, et cela avec les patients d’aujourd’hui, plus à risque, plus âgés que ceux que nous avions il y a 20 ans. Nous avons de meilleures connaissances de la biologie interventionnelle et des complications, et les soins postopératoires sont bien meilleurs qu’ils ne l’étaient il y a quelques années. Tout le domaine a évolué, pas seulement les techniques d’intervention. »
« Je me souviens qu’au début des années 1980, nous définissions comme personnes âgées les gens de 65 ans et plus, et presque 90 p. 100 de nos patients avaient moins de 65 ans. Aujourd’hui, notre groupe de patients qui connaît la croissance la plus rapide est la population de plus de 90 ans », rapporte le Dr Robblee.
La croissance rapide de la population vieillissante pose de nouveaux dilemmes éthiques, selon le Dr Mesana. « Où est la limite de ce que nous sommes prêts à faire? », demande-t-il. « Comme chirurgien, lorsque j’adresse un patient de 80 ans en chirurgie cardiaque, je sais que cela aurait paru farfelu il y a 20 ans, mais aujourd’hui, on le fait. Mais, où tire-t-on la ligne? Nous avons besoin d’un contrôle strict des règles éthiques, des indications de traitement et des bonnes pratiques, parce que si nous décidons de nous engager à traiter des personnes très âgées, nous devons nous assurer de faire la bonne chose. »
« Nous avons aussi plus de technologies et de techniques, ajoute Mme Sherrard. Nous verrons donc des pressions constantes liées aux coûts avec le vieillissement des baby-boomers. Ils ont des attentes très élevées de ce que nous pouvons faire pour eux, et cette cohorte de personnes âgées sera très imposante. »
Les tendances émergentes
L’amélioration des traitements d’urgence et la réduction de la mortalité immédiate par maladie cardiovasculaire auront pour effet, à long terme, d’augmenter la prévalence de la maladie du cœur chronique dans la population, « et l’un des problèmes importants de la maladie du cœur chronique est l’insuffisance cardiaque, précise le Dr Ruddy. L’insuffisance cardiaque constituera un secteur de forte croissance dans les années à venir, parallèlement au vieillissement de la population. »
« L’insuffisance cardiaque deviendra une catégorie diagnostique beaucoup plus prédominante qu’elle ne l’est actuellement, convient le Dr Pipe. L’augmentation des maladies chroniques dans la population souligne la nécessité de mettre encore plus d’accent sur la prévention des maladies initiales. »
« Si vous ne mettez pas toutes les ressources possibles dans les programmes de prévention au cours des cinq prochaines années, vous allez rater le coche, parce que cela entraînera des décès ou des passifs non capitalisés pour le système de santé du futur, dit-il. Je pense qu’il est éminemment moins coûteux de soigner une personne pour l’hypertension durant 20 ans que de la soigner pour une seule crise cardiaque. »
« Nous devrons travailler aussi fort sur les volets de prévention de la maladie cardiovasculaire que sur les soins cardiovasculaires de pointe », convient le Dr Mesana.
Alors que les chercheurs approfondissent leurs connaissances des fondements de plusieurs maladies chroniques, dit le Dr Pipe, « il est très dangereux d’adopter des approches propres aux organes à l’égard de la morbidité et de la mortalité. Par exemple, si vous réfléchissez à la question de la maladie vasculaire, qui est l’approche commune, vous commencez à introduire la dysfonction rénale et la maladie vasculaire périphérique. L’hypertension a des répercussions importantes dans la démence, ce que peu de gens savent. »
« Je pense que nous accorderons beaucoup plus d’importance aux approches intégrées de traitement des maladies chroniques dans un proche avenir, poursuit-il. Si vous vous attaquez aux principaux facteurs de risque de la maladie cardiovasculaire, vous vous attaquez également aux facteurs de risque modifiables pour chacune des autres maladies chroniques. Nous observerons des tendances au traitement intégré des maladies chroniques, et les disciplines se recouperont. »
« En raison de l’aspect chronique des maladies du cœur et des multiples états qui l’accompagnent, il faut intéresser d’autres intervenants aux soins courants, soutient Mme Sherrard. Par exemple, nous avons mis sur pied un centre de consultation externe en prévention des infections ici même, et nous mettons en place un service de consultation externe pour le diabète. Nous facilitons l’accès à nos patients pour les membres des équipes d’autres spécialités. »
Autre tendance que Mme Sherrard espère voir davantage au cours des cinq prochaines années en matière de soins, c’est une plus grande utilisation des services de monitorage à domicile et une amélioration de la technologie connexe. « On veut minimiser le temps que les patients âgés passent à l’hôpital, en raison des risques d’infections, de chutes et de tous les autres éléments qui peuvent mal aller, explique-t-elle. C’est pourquoi nous faisons des appels automatisés et du monitorage à domicile; avec ce type d’approche, on observe une différence statistique sur le plan de l’issue. Les personnes âgées fragiles conviennent très bien au monitorage à domicile, et nous voulons les garder hors de l’hôpital tant qu’ils n’ont pas vraiment besoin d’y être. »
Le Dr Roberts voit se dessiner une tendance à la hausse des interventions moins effractives au cours des 10 à 15 prochaines années. « Il faut en arriver à ne plus devoir ouvrir la cage thoracique d’une personne pour traiter une maladie du cœur. L’angioplastie et les endoprothèses sont des solutions beaucoup moins effractives que l’intervention chirurgicale. Aujourd’hui, en chirurgie, nous avons commencé à faire de petits orifices, des interventions à effraction minimale. Jusqu’à maintenant, il fallait ouvrir la poitrine pour réparer ou remplacer une valvule. Mais maintenant, on commence à placer des valvules au bout des cathéters afin de pouvoir remplacer une valvule de manière non effractive. Le rétablissement est plus rapide, et sur le plan économique, les avantages seront formidables. Cette approche libère des lits pour ceux qui en ont besoin. »
Le Dr Messana est d’accord, tout en précisant qu’il faut être prudent. « Nous essayons d’offrir des interventions inédites et moins effractives, mais nous devons parfois faire preuve de prudence pour que “moins effractives” ne signifie pas “moins efficaces”. Nous progressons avec prudence dans ce domaine et nous comprenons de mieux en mieux quelles interventions sont les meilleures pour nos patients. Je pense que nous verrons éventuellement des chirurgiens faire des choses qui se rapprochent de ce que font les cardiologues interventionnistes. »
« Je crois que nous assisterons à l’amalgame de ces deux disciplines, la cardiologie et la chirurgie cardiaque; elles commenceront à partager le même type d’intervention, et les universités devront commencer à y penser pour la formation de ces médecins », admet Mme Sherrard.
Le passage à des traitements moins effractifs a aussi des répercussions sur l’anesthésiologie cardiaque, selon le Dr Robblee. « Nous ferons plus de travail à l’extérieur des salles d’opération avec les approches moins effractives et les techniques d’électrophysiologie qui sont en développement. Plusieurs d’entre elles nécessitent des services anesthésiques, et nous sommes conscients que notre travail se déplacera quelque peu de ses fiefs habituels que sont le bloc opératoire et l’unité de soins intensifs, pour aller vers d’autres secteurs. »
Le Dr Ruddy voit les technologies de cardiologie interventionnelle et d’électrophysiologie continuer à s’améliorer et offrir des options additionnelles à l’intervention chirurgicale. Ces améliorations incluent de meilleures endoprothèses de plus petite taille pour rouvrir de plus petites artères ainsi que des techniques d’ablation plus efficaces pour traiter l’arythmie. Il a parlé notamment de la fibrillation auriculaire comme d’un problème en croissance dans la population vieillissante. Bien que cet état ne soit habituellement pas mortel, il compromet considérablement la qualité de vie et augmente le risque d’accident vasculaire cérébral. Qui plus est, ajoute-t-il, avec des techniques d’imagerie améliorées, « nous diagnostiquons plus de maladies précocement, et une fois qu’on a identifié une maladie, on peut la traiter plus tôt ».
Le « chaînon manquant » en prévention précoce, explique le Dr Roberts, « est la partie qui relève de la génétique », qui peut compter pour environ la moitié du risque de maladie cardiovasculaire d’une personne. Les recherches menées à l’Institut de cardiologie et ailleurs dans le monde ont permis de commencer à comprendre les variations génétiques qui contribuent au risque de maladie cardiovasculaire, et la façon dont ces facteurs interagissent avec le mode de vie et l’environnement des gens, souligne-t-il.
Le financement et l’avenir
Quant à savoir si le fait que la maladie cardiovasculaire soit passée au deuxième rang des causes de décès au Canada aura des répercussions sur le financement de la recherche ou des soins cliniques, ce n’est pas encore clair. « Je pense qu’il y aura des implications sur le financement, mais c’est logique, affirme le Dr Mesana. Ce que nous devrons faire, c’est porter attention à ce que nous faisons avec notre argent », précise-t-il.
Néanmoins, « je ne suis pas certain que ça aura un si gros impact sur le financement, puisqu’il s’agit encore d’une cause importante de mortalité prématurée, pense le Dr Robblee. Je ne pense pas qu’on dira “nous avons atteint notre but, alors nous ne financerons plus autant ces aspects”; nous perdrions notre avance. »
À l’Institut de cardiologie même, explique le Dr Roberts, le financement de recherche a connu une augmentation de 90 p. 100 depuis 2004, et sa dotation a doublé. « Tout cela s’est produit à peu près au même moment où notre volume clinique a presque doublé dans certains secteurs », ajoute-t-il.
« Nous faisons du bon travail de prévention et de traitement de la maladie du cœur, mais ce serait une erreur de penser que nous sommes en voie de l’éliminer. C’est encore la deuxième cause de décès et elle tue encore beaucoup de gens », poursuit le Dr Roberts.
Les spécialistes interviewés conviennent que pour bâtir sur les réussites formidables qu’a connues la médecine cardiovasculaire, il faudra poursuivre la recherche et l’innovation. Avec les progrès réalisés sur le plan de la technologie, des traitements et des techniques chirurgicales, il est clair que les nouvelles approches de prestation de soins, la collaboration accrue entre les spécialités et la volonté de prioriser la prévention seront tout aussi importantes. « Il y a encore énormément de travail à faire en médecine cardiovasculaire, convient le Dr Robblee. Nous voulons glisser d’un autre niveau; nous avons été dépassés par le cancer et nous espérons nous faire doubler par autre chose d’ici peu. »