Heather Tulloch est psychologue en santé et réadaptation à l’Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa (ICUO) et professeure adjointe à la Faculté de médecine et à l’École de psychologie de l’Université d’Ottawa. Comme psychologue du Programme de prévention et réadaptation cardiaque de l’Institut de cardiologie, elle évalue les patients pour déceler des signes de dépression, d’anxiété et d’autres maladies mentales pouvant nécessiter un traitement afin d’aider les patients à mieux gérer leur maladie du cœur. Elle fait aussi des recherches sur le recoupement entre la maladie mentale, la modification du comportement et la santé cardiaque.
Bulletin The Beat : La dépression est-elle fréquente chez les patients atteints d’une maladie du cœur?
Mme Tulloch : Oui, les taux de dépression chez la population cardiaque sont de 3 à 4 fois plus élevés que dans la population en général. On parle de 5 à 10 p. 100 dans la population générale, et de 25 à 30 p. 100 chez les patients atteints d’une maladie du cœur.
Bulletin The Beat : Comment la dépression contribue-t-elle au développement de la maladie du cœur?
Mme Tulloch : De deux façons : il y a les aspects physiologiques, ou directs, puis il y a les aspects comportementaux, qui sont indirects.
Au nombre des aspects directs qui font que la dépression augmente le risque de maladie du cœur, notons le risque accru de coagulation, l’accumulation de plaque dans les artères et l’athérosclérose. La dépression perturbe aussi la fonction immunitaire.
Ce sont des liens physiologiques directs, réels. Non seulement ils augmentent le risque de développer une maladie du cœur, mais ils augmentent aussi le risque de crises cardiaques futures et de mortalité. Les personnes qui souffrent de dépression sont deux fois plus susceptibles d’avoir une autre crise cardiaque que celles qui ne sont pas déprimées. C’est pourquoi nous devons intervenir tôt pour les aider à combattre leur dépression.
Les aspects indirects sont tous des facteurs comportementaux. Nous savons que les personnes qui souffrent de dépression sont plus susceptibles de fumer. Nous savons que si vous êtes déprimé, vous n’avez pas d’énergie pour sortir et faire de l’exercice, ou pour préparer un repas sain. Les patients dépressifs sont aussi moins susceptibles de prendre leurs médicaments conformément à l’ordonnance. En général, ils trouvent plus difficile de s’occuper d’eux-mêmes.
Les personnes déprimées ont aussi tendance à être plus isolées socialement et à souffrir davantage de stress chronique, ce qui nous ramène aux liens physiologiques : vous libérez plus d’hormones liées au stress, ce qui vous expose à un risque plus grand. C’est donc en quelque sorte un cercle vicieux.
Bulletin The Beat : Au sujet des patients qui reçoivent un diagnostic de dépression après avoir reçu un diagnostic de maladie du cœur, peut-on dire que la dépression est une conséquence de leur diagnostic ou est-il plus probable que ce soit un facteur contributif qui continue d’être un enjeu?
Mme Tulloch : On voit les deux. Nous rencontrons des personnes qui ont souffert de dépression chronique, ayant eu plusieurs épisodes de dépression dans le passé. Et nous voyons des personnes qui n’ont jamais fait de dépression et qui en souffrent pour la première fois de leur vie.
Le fait de recevoir un diagnostic de maladie du cœur pour des patients apparemment en bonne santé peut chambouler l’idée qu’ils ont d’eux-mêmes : ils sont en forme, ils sont en santé, et tout à coup, ils ne le sont plus et ont failli mourir. Ça peut ébranler leur estime de soi, ce « qui suis-je? » si important. Et l’impression de ne plus avoir de contrôle sur leur vie est indéniablement un facteur pour certains.
Des facteurs interpersonnels peuvent aussi entrer en ligne de compte : ils sont là, dans un lit d’hôpital avec ou non leur famille à leur côté. Ils peuvent devoir faire face à la solitude ou se poser des questions comme « pour qui suis-je important? » ou « qui est important pour moi? » Tout à coup, ils voient la vie différemment. Ils commencent aussi à se poser des questions existentielles, comme « j’ai une seconde chance, qu’est-ce que je fais de ma vie? ».
Dépression et maladie du cœur
La dépression peut contribuer au développement d’une maladie du cœur en ayant des effets à la fois sur le corps et sur le comportement. Certains effets physiologiques directs qui peuvent augmenter le risque de maladie du cœur :
- Anomalies de la coagulation, incluant un risque accru de formation de caillots
- Effets négatifs sur l’inflammation, menant à la progression de l’athérosclérose
- Hausse des taux d’hormones liées au stress
- Perturbation de la fonction immunitaire, qui réduit la capacité à se défendre contre les germes et virus
Caractéristiques comportementales et sociales qui peuvent augmenter le risque de maladie du cœur :
- Mauvaise alimentation
- Inactivité physique
- Faible observance du traitement médicamenteux
- Tabagisme
- Isolement social
- Stress chronique
Bulletin The Beat : La dépression est-elle traitée avec indifférence par les professionnels de la santé en soins primaires en tant qu’important facteur de risque de la maladie du cœur?
Mme Tulloch : Je pense que les médecins de famille y sont sensibles, mais je ne suis pas certaine qu’ils ont tous les outils pour y faire face; ils ne sont pas formés pour le faire eux-mêmes. J’ai le sentiment qu’on s’attend à ce qu’ils fassent tout pour les patients, et bien qu’ils soient conscients que la dépression est un grave problème, ils n’ont généralement même pas le temps d’aborder le sujet.
Par ailleurs, notre système de santé ne paie pas les services psychologiques dans la communauté. À l’hôpital, ces services sont couverts, mais il y a relativement peu de psychologues en milieu hospitalier, et plusieurs programmes de réadaptation cardiaque n’ont même pas de psychologue. Si un patient est dirigé vers un psychologue dans la communauté, à moins d’avoir une assurance privée, il devra le payer de sa poche, et le coût peut être excessivement élevé pour bien des gens.
À l’Institut de cardiologie, je travaille avec des patients qui souffrent de dépression, tout comme notre travailleur social, Bob Pelletier, pour régler des problèmes qui les empêchent de participer au programme de réadaptation. Nous menons des entrevues motivationnelles avec certains patients et nous assurons le contact avec les médecins de famille et le service de psychiatrie si nous jugeons que des médicaments peuvent être bénéfiques.
Bulletin The Beat : Êtes-vous engagée dans des projets de recherche sur la dépression et la maladie du cœur?
Mme Tulloch : Oui. Nous étudions des patients de notre programme de réadaptation qui ont une personnalité dite de « type D », c’est-à-dire qui ont tendance à vivre beaucoup d’émotions négatives et à garder ces émotions pour eux-mêmes. Nous savons que ces patients courent plus de risque de subir un événement cardiaque, en plus de récupérer moins bien et d’avoir une moins bonne qualité de vie par la suite.
Nous ne savons pas comment ce type de personnalité contribue à ces mauvais résultats après un événement traumatique comme une crise cardiaque. Si nous comprenions ce qui empêche ces patients de se conformer à leur programme de réadaptation, nous pourrions créer de meilleures stratégies de traitement pour eux.