En 2016, année de son 175e anniversaire, l’Université Queens tient un grand sommet international pour discuter et débattre de la façon d’en finir avec le tabagisme au Canada.
Le sommet se conclut par un appel à la création d’une stratégie nationale qui sonnerait une fois pour toutes le glas du tabagisme au pays. Les experts rêvent alors de faire passer la proportion de fumeurs au Canada à moins de 5 % de la population d’ici 2035.
Deux ans plus tard, en mai 2018, le gouvernement fédéral annonce enfin sa stratégie de lutte contre le tabagisme... qui est rapidement condamnée par les experts de l’abandon du tabac, à l’exception de certains éléments louables.
Que s’est-il passé?
« La stratégie a déçu beaucoup de gens dans le milieu de la santé qui espéraient une approche ferme et inventive pour venir à bout de la première cause de maladie, d’invalidité et de décès évitables au pays », explique le Dr Andrew Pipe, qui a participé comme conférencier à la récente Conférence annuelle d’Ottawa – Approches cliniques : nouvelles tendances en matière d’abandon du tabac, organisée par l’Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa. Le Dr Pipe est l’un des plus grands experts de l’abandon du tabac au pays.
« L’arrivée sur le marché de dispositifs très sophistiqués comme la cigarette électronique JUUL, accompagnée d’un grand battage publicitaire et d’une explosion de la consommation de nicotine et de la dépendance à cette substance chez les adolescents, a révélé au grand jour les lacunes de la stratégie et le danger de croire aveuglément qu’on réussira à convertir les fumeurs au vapotage. »
- Dr Andrew Pipe, Institut de cardiologie de l'Université d'Ottawa
Selon lui, le gouvernement devrait resserrer les lois qui encadrent la façon dont les cigarettes électroniques et autres dispositifs de vapotage sont publicisés auprès des non-fumeurs, et tout particulièrement auprès des jeunes. Partout au pays, les adolescents utilisent ces dispositifs à l’école. Certains jeunes en viennent à éviter les toilettes de leur école parce qu’elles sont monopolisées par les vapoteurs.
Dans au moins une école ontarienne, la situation est telle qu’un directeur a fini par faire enlever les portes des toilettes à titre de mesure dissuasive.
« L’arrivée sur le marché de dispositifs très sophistiqués comme la cigarette électronique JUUL, accompagnée d’un grand battage publicitaire et d’une explosion de la consommation de nicotine et de la dépendance à cette substance chez les adolescents, a révélé au grand jour les lacunes de la stratégie et le danger de croire aveuglément qu’on réussira à convertir les fumeurs au vapotage », dit le Dr Pipe.
Le rapport original du sommet de Queens indique clairement que les cigarettes électroniques et autres dispositifs de vapotage pourraient possiblement aider les fumeurs à gérer leur dépendance à la nicotine et faire partie de la stratégie du gouvernement, pourvu que « des règles soient mises en place pour les empêcher de devenir un problème pour les non-fumeurs ou de faire obstacle à l’abandon du tabac ».
Selon le Dr Pipe, les dispositions du projet de loi S-5 sur les produits de vapotage sont beaucoup trop passives, vagues et « difficiles à faire respecter ».
Pour lui, c’est comme si on n’avait rien appris des combats des 20 ou 30 dernières années pour réglementer l’industrie du tabac. « L’arrivée de dispositifs sophistiqués d’administration de la nicotine conçus ou financés par des fabricants de tabac sous le couvert ou non de nouvelles entités est annonciatrice d’une nouvelle génération accro à la nicotine et de maux de tête persistants pour le milieu de la santé, dit-il. Encore une fois, l’industrie du tabac s’en met plein les poches sans être soumise à des règles bien sévères. »
Le raisonnement du gouvernement, croit le Dr Pipe, est sans doute basé sur l’idée qu’il faut informer les fumeurs que des produits comme JUUL et Vype peuvent les aider à écraser – que ces produits d’une efficacité redoutable, qui créent une forte dépendance, sont néanmoins utiles et n’ont pas besoin d’être soumis aux mêmes règles que les produits du tabac. Pour le Dr Pipe, un tel raisonnement témoigne de la « naïveté extrême » du gouvernement fédéral.
C’est l’histoire du crapaud-buffle qui se répète.
Au tournant du 20e siècle, la culture de la canne à sucre a pris une grande importance en Australie et dans maintes régions du monde. En Australie, un des plus gros problèmes associés à cette culture était une sorte de hanneton indigène capable de dévorer de vastes quantités de canne à sucre, et dont les larves, enfouies dans le sol, étaient hors d’atteinte des pesticides.
Le gouvernement australien a décidé de remédier à la solution en introduisant une nouvelle espèce dans l’écosystème pour chasser et tuer les hannetons. Cette solution semblait une réponse logique à un problème pressant. Il a été déterminé que l’introduction du crapaud-buffle serait une meilleure option que le recours aux pesticides traditionnels, même si le venin hautement toxique contenu dans les glandes sous-cutanées du batracien en faisait un danger pour la faune indigène. Sans prédateur naturel et doté d’une capacité de reproduction prodigieuse, le crapaud-buffle a rapidement envahi les routes du pays et créé une pléthore de problèmes imprévus qui persistent à ce jour.
« La publicité a fait bondir l’utilisation des dispositifs de vapotage chez les adolescents non-fumeurs et, du coup, le nombre d’adolescents dépendants à la nicotine, dont beaucoup finiront sans doute par passer aux cigarettes ordinaires, explique le Dr Pipe. Des conséquences pour le moins imprévues! »
Pour le Dr Pipe, les cigarettes électroniques et autres dispositifs de vapotage sont le crapaud-buffle de la lutte contre le tabagisme.
Et pour lui, la voie à suivre est claire :
« Il faut encourager le ministère de la Santé à donner du mordant à sa stratégie de lutte contre le tabac. Il faut aussi encourager le ministère de la Santé à aller plus loin dans la réglementation des dispositifs électroniques et l’encadrement de la publicité. Enfin, il faut être conscients de ce qui nous attend si nous tardons trop à agir dans ce dossier. »